…LA RENCONTRE…

Sereine, légère et bizarrement soulagée de ne pas avoir assisté à tout ce cinéma, je traverse ce magnifique boulevard, bordé de palmiers, encore bien fréquenté, en direction de cette étendue bleue. La tête dans les étoiles, je me vois déjà allongée, en train de manger des yeux ce paysage qui, par les jours gris pleins de nostalgie, me manque terriblement. Dans mes pensées, soudain, une main m’agrippe. Surprise, désorientée, je me retourne prête à me défendre lorsque je remarque un homme, un jeune homme, en costume trois-pièces. L’habit ne fait pas le moine certes, mais là, il me paraissait plutôt inoffensif. Ses yeux me sourirent, ses lèvres se mettent à bouger, son corps entre intrusivement dans mon espace vital.

Coup de projecteur, j’observe sa main se tendre vers moi: « Faites-en bon usage... ». Tel un crooner en fin de spectacle, le rond de lumière suit sa sortie soignée et élégante. Méfiante, je ne peux me l’empêcher lorsqu’un inconnu me donne. Méfiante, je cherche la contre-partie qui va m’être réclamée. Méfiante, je reste sur mes gardes concernant les gestes gratuits. Mauvaise habitude, sûrement, mais quand je regarde de plus près ce petit bout de papier glacé, le sourire me vient. Belle arnaque, je sais que le festival s’est clôturé la veille au soir… « Excusez madame, on vient de me donner ça, vous savez ce que c’est ?« ; « Ah oui, vous avez de la chance. C’est une invitation donnée par la ville de Cannes afin de visionner le film ayant reçu la Palme d’Or. Par contre, habillée comme cela, vous ne rentrerez pas !« .

Un comble ! La seule année où je décide finalement de ne pas prendre part à cette petite sauterie, voilà que cette sauterie vient à moi… Le compte à rebours a commencé. Décidée, je me rue jusqu’à ma voiture, ouvre mes valises, sors une robe qui devrait par chance, faire l’affaire, troque mes claquettes contre des chaussures dignes de ce nom, improvise un chignon, le tout en faisant abstraction des regards intrigués des piétons du parking. Qu’ils m’excusent, je n’ai pas le temps d’être pudique, je suis attendue…

…QUAND LA RÉALITÉ VIENT TOUCHER LE RÊVE…

Depuis le temps que j’en rêvais. Depuis le temps que j’espérais avoir en ma possession ce petit bout de papier… Sans rien demandé, voilà que j’y étais. Prenant part à la longue queue qui s’étendait depuis le Casino Barrière, le soleil commence à rendre l’attente difficile. La population cannoise est de sortie et je suis loin de faire partie de la moyenne d’âge. J’observe du coin de l’œil les tenues portées pour l’occasion. Qui a dit que la mode avait un sens ? Comme un rendez-vous mondain, certains y voient l’occasion de sortir tout ce qu’ils ont de valeur, peu importe le résultat.

Vérifiant toutes les secondes que mon petit bout de papier ne se soit pas transformé en poussière, je le tenais à l’abri, dans ma pochette. Je devenais impatiente. Au fur-et-à mesure que les minutes défilaient, je me persuadais qu’au moment de passer la sécurité, j’allai être recalée. C’était presque trop beau pour être vrai. Qui peut croire à cela, un inconnu qui passe dans la rue et qui, au milieu de dizaines de personnes, me tend une place pour réaliser un rêve d’enfant, cela n’a lieu que dans les films.

Une attraction se dégage, quelque chose d’électrisant se fait sentir. J’ai hâte d’y être, j’ai hâte de voir, j’ai hâte de passer le portail de sécurité. Plan Vigipirate oblige, me voici palpée de partout, tout comme mon sac est vérifié de fond en comble. Un brouhaha vient s’immiscer dans mes oreilles, les flashs m’obstruent la vue. Ça y est, me voici de l’autre côté. J’essaye de me frayer un chemin. L’espace est noir de monde, tellement que j’ai du mal à déceler la couleur du tapis rouge. Entre des photographes professionnels proposant de vous prendre en photo sans vous annoncer le prix, des couples figés tentants de reproduire leur meilleure pose et un commentateur bénévole, la place se fait chère. Me voici prête à faire ma montée des marches, quoi qu’il advienne, ma première montée des marches.

…QUAND LA FICTION DÉPASSE LA RÉALITÉ…

D’observer tout cela, j’ai le coin de l’œil critique. J’y vois une parcelle de ridicule. Les gens se pavanent comme s’ils venaient de décrocher la Palme eux-même. La scène est risible. Dirons-nous que tout le monde a droit à son quart d’heure de gloire… Quitte à y être, autant me prêter moi aussi au jeu. Je puise dans mes expériences théâtrales afin de me fondre au mieux dans ce paysage.

En montant une par une les marches de cet escalier d’ordinaire banal, je réalisais… Tous ces décors, toute cette organisation, tout ce paquet d’argent consacré à célébrer un art qui peut vite atteindre ses limites… A cette pensée, j’oublie ce qui se passe autour de moi. Je délaisse tout ce superficiel pour des pensées plus pragmatiques, des réflexions en lien avec l’actualité, dont le milieu du cinéma est justement bousculé. Finalement, l’argent est loin d’assuré un Happy End. En levant les yeux au ciel, j’aperçois Jean-Paul et Anna en tête d’affiche, se volant un baiser… Image intimiste, je bascule du côté de la fiction…

Une fois en haut de ces vingt quatre marches, je m’arrête. Je m’improvise scénariste, productrice, réalisatrice, bref, je me fais mon scénario à moi… J’y vois les yeux amoureux du Prince Rainier charmés par ceux de Grace, venant tous deux assister à la projection de La Main au collet d’Alfred en 1955. J’assiste à la dernière apparition publique de Brigitte en 1967. Je me vois étouffée dans l’émeute provoquée par Madonna en 1991. J’observe, le sourire en coin, le doigt d’honneur de Quentin face à une mauvaise critique de Pulp Fiction. Ryan me rend toute chose lorsque je le vois sortir de sa voiture noire aux vitres teintées en 2011 pour présenter Drive. Le sourire parfait, je suis en 2016 lorsque je réalise que Julia monte les marches pour la première fois, sans chaussures. Je ressens de l’indécence face à la Palme d’Or spécialement recouverte de diamants, signée Chopard afin de célébrer la 70e édition. J’ai même réussi à me glisser sur la photo souvenir de 2017, regroupant tous les palmés d’or encore de ce monde, mais si, là, entre Kristen Scott et Jean-Paul, encore une fois vêtu de sa marinière.

…LUI…

Submergée d’émotions, je pénètre dans ce sanctuaire dédié au 7e art. Mon air ébahit me trahissant, je sens une présence s’approchant. « Connaissez-vous son histoire ? « ; « Le Festival doit sa création suite au retrait de la France à sa participation à la Mostra, le festival du film international de Venise, très important à l’époque. A l’époque, les pressions allemandes sur les remises de prix ont été mal reçues. Suite à cela, des personnalités françaises se mobilisèrent pour créer le Festival de Cannes, qui a failli se dérouler à Biarritz. Vous auriez dû voir la Croisette lors de la 1ere édition… C’était magique, j’étais gamin mais je m’en souviens comme si c’était hier, je n’avais jamais vu autant de monde ici. Malheureusement, la 2nd guerre mondiale commença, mettant fin à l’édition, alors qu’elle n’avait même pas eut lieu. Nous avons dû attendre 1946 pour pouvoir faire la fête, après toutes les horreurs de la guerre.

« C’était la première fête que s’offrait le monde dans une sorte d’ivresse, sous un soleil qui ne cessa de briller jusqu’à la mi-octobre » Philippe Erlanger, fondateur du Festival de Cannes

Cannes entra dans la mondanité, le luxe et la démesure. Le paysage changea, les défilés de mode, les paparazzis, l’excentricité… Le monde entier se tournait vers ce petit bout de terre du sud de la France, situé parfaitement entre Nice et Saint-Tropez et tout proche de la Principauté Monégasque. J’ai vu Disney, Rossellini, Renoir repartir avec des prix. Dans les années 50, des noms comme Bardot, Delon, Schneider ou Kelly firent leur entrée. En plein dans les Trente Glorieuses, la Guerre Froide compliqua la compétition filmographique, apportant son lot de malaises entre pays concurrents. C’est en 1955 que l’on commença à voir le Festival de Cannes tel que nous le connaissons aujourd’hui avec un grand prix décerné, des prix secondaires, un jury composé de personnalités étrangères et appartenant au milieu du cinéma. La date officielle se tiendra au mois de mai. A partir de là, les éditions s’installèrent dans une dynamique de développement de l’industrie du film, parcourant le monde à la recherche de pépites. Ah et puis, il faut que je vous parle de mai 68 où la 21e édition du festival fut totalement renversée dans la nuit du 10 au 11 mai, Truffaut, Godard, Berri, Polanski, Lelouch, s’accrochant au rideau rouge… Il fallait le voir ! Les années 70 se déroulèrent sur des airs de liberté et de nouveauté avec De Niro, Depardieu, Redford… En 1978, sa durée fut réduite à 10 jours, de nouvelles catégories virent le jour et le jury se composait de personnes connues. Malgré tous ces changements, il faudra attendre les années 80 pour que des films du monde entier soient enfin projetés, que des noms inconnus soient acclamés. Le nouveau palais fut baptisé peu de temps après.

Vous savez, je suis un fidèle, chaque année je suis là. J’ai assisté aux 50 ans du festival en 1977. J’ai vu les changements lors de l’entrée dans le nouveau millénaire, avec un nouvel élan vers un cinéma plus vaste, contribuant à de nouveaux projets, tout en restaurant son passé sur pellicules d’or… J’étais là aussi pour ses 60 ans, vous vous souvenez peut-être de cette édition avec la réunion de 33 des plus grands réalisateurs du monde? Et puis, vous voyez, j’étais aussi là l’année dernière, pour ses 70 ans et j’espère pour quelques-unes de plus encore… Je vais vous dire une chose ma petite, à mon sens, deux choses peuvent sauver le monde, l’Amour et l’Art, garde cela en tête. Maintenant, vous pouvez parler du Festival librement, vous connaissez son histoire dans les grandes lignes… »

…ÉPISODE SUIVANT LE LUNDI 27 MAI 2019…